Non, la médiation n’est pas une alternative à la justice

Rédigé le 19/04/2025
Jean-Louis Lascoux

Ce que j’affirme ici est une évidence, mais il y a une telle habitude à penser que le système judiciaire est une donnée sociétale première qu’il véhicule un biais cognitif d’autorité accroché aux neurones des plus certains d’entre nous de leur intelligence. Le problème, pour l’instant, c’est qu’ils sont nombreux à être aux commandes et que pour parvenir à en convaincre un il faut user de stratégie rhétorique, où le sophisme flirte avec l’éristique.

Jean-Louis Lascoux
Initiateur de la profession de médiateur. Auteur de Pratique de la Médiation Professionnelle (ESF-Editeur). Président du Centre de Recherche en Entente Interpersonnelle et Sociale et Ingénierie Systémique Relationnelle – CREISIR et de l’EPMN.

L’article d’Arnaud Chneiweiss, médiateur des assurances depuis 2020, publié sur la tribune de la fondation Jean Jaurès (09/04/25), en abordant le contexte de la médiation de la consommation, perpétue une confusion ancienne : celle que la médiation serait une alternative douce ou un complément au système judiciaire, utile pour désengorger les tribunaux. Mais cette perspective, encore marquée par la tradition juridique, masque une réalité plus fondamentale : la médiation n’est pas une alternative à la justice, c’est l’expression de l’exercice volontaire, autonome et rationnel de la liberté de décision. Même rendue obligatoire en amont, la médiation reste un exercice volontaire dans sa conclusion : sinon, il s’agit d’un dévoiement vers la conciliation ou l’arbitrage. Il s’agit d’une confusion persistante.

Le droit tranche.
La médiation ajuste.
La justice impose.
La médiation fait émerger une entente.

Voilà le renversement qu’il faut opérer. Nous n’en sommes qu’au début. Il convient de préparer le terrain pour les héritiers, parce qu’aujourd’hui, les habitudes de pensée font beaucoup de conservatisme. Mais examinons 

Clarifier les rôles : médiation, conciliation, arbitrage

Dans une médiation, nous pourrions être d’accord, Arnaud, ce sont les parties elles-mêmes qui – avec l’assistance d’un professionnel – élaborent, négocient, ajustent, décident. Si un accord émerge, et qu’il est formalisé par écrit, il a valeur d’engagement contractuel. Dans cette perspective, la médiation est ainsi une dynamique de co-construction de réalité juridique, sans autorité supplétive. Elle repose sur la performance du tiers, d’accompagner les individus dans leur capacité à se reconnaître, à faire usage de leur raison pratique et, in fine – dirions-nous, à s’entendre. Dès lors, la question se pose de la formation des tiers : sont-ils des experts d’un domaine technique qui habituellement fait l’objet d’un recours dans le cadre des procédures judiciaires, est-ce un moralisateur juridique qui parle en équité, est-ce un juriste qui fait des recommandations, auxquels cas il est plus un conciliateur et s’il a les moyens de faire imposer sa préconisation, alors c’est un arbitre.

Une pratique à rebaptiser : la médiation des assurances est de la défense

Dans le cas du système de la médiation des assurances, le positionnement du médiateur, avec ses 5 ans d’expériences, est clair : « Dans notre cas, écrit-il, il existe un contrat d’assurance ; il s’agit alors de vérifier si l’assureur a correctement délivré la prestation prévue au contrat ou non. Nous ne cherchons pas à trouver un compromis entre les deux parties. Nous disons qui a raison dans le litige, à la lecture du contrat, sachant qu’en cas d’ambiguïté d’une clause, le droit (Code civil, Code de la consommation) nous conduit à dire que « le doute doit profiter à l’assuré ». Quid de cette posture ? C’est une manière de défendre les droits de l’assuré, ce que je ne saurais qu’approuver, d’autant que j’ai aussi été dans cette posture en tant que conseiller technique à la consommation à l’époque de la ministre de la consommation, Catherine Lalumière. Cependant, c’est de la conciliation, voire du pré-arbitrage. Cette pratique est à repenser sur le plan terminologique. Cette fonction devrait être renommée : défenseur des droits de l’assuré ou conciliateur de l’assurance, à l’image du médiateur de la République devenu Défenseur des droits en 2008.

Relation dégradée, posture relationnelle : un enjeu de société

Dans les différends de la consommation, on distingue plusieurs situations : celle où l’usager s’adresse à une institution, et celle où la relation se dégrade avec un professionnel. Dans les deux cas, l’intervention d’un spécialiste de la relation peut transformer l’issue. La manière dont un assuré s’adresse à un représentant d’assurance, ou un contribuable à un agent fiscal, peut modifier le cours du traitement. Cela démontre la nécessité de compétences relationnelles spécifiques, plus que juridiques – sans parler de la réduction des coûts que cela garantit.

Le judiciaire comme dérogation à la capacité de décider

Que l’on déduise bien les choses : en cela, le recours à la justice ne peut être considéré comme la voie naturelle de résolution des conflits. Il est, au contraire, un mode dérogatoire, un aléa né de la rupture de la volonté ou du lien. En saisissant un juge, les protagonistes se dessaisissent de leur pouvoir d’analyse de la situation et bien plus ! Leur conflit passe alors au crible du droit, selon une grille normative qui peut être totalement étrangère à leur perception, leur histoire, leur intentionnalité. Le droit tranche, impose, divise, statue. Le principe est la décision brimée, la liberté captée. En ce sens, le système judiciaire est privatif de l’exercice de ce qui fait la liberté, le principe de pouvoir décider pour soi.

Vers une médiation fondée sur l’ajustement et la satisfaction

Là où l’article décrit une médiation voulue pragmatique, outil copiant le juridisme sectoriel, nous soutenons ici une autre fonction de la médiation à proprement parler : celle de l’exercice structurant de la liberté (libre accord => entente).

Cela dit, cette médiation n’est pas hors du droit, elle est en-deçà : dans tous les cas, elle précède le droit imposé, car elle en constitue l’une des formes contractuelles les plus fondamentales, celle de la libre discussion. De ce fait, contrairement à l’idée réductive “on signe ou pas”, l’accord entre des parties n’est pas binaire (juste/ injuste, légal/illégal, voire équitable/inéquitable ou bien/mal et les nuances de ces variables). Il est ternaire, car il repose sur l’impérieux sentiment de satisfaction – ou de l’accord le moins insatisfaisant possible, qui émerge d’une harmonisation de ce qui a été vécu et de l’équilibre relationnel redéfini.

Une régulation relationnelle à valeur paradigmatique

Ce renversement de perspective est essentiel : il ne s’agit plus de penser la médiation et son objectif comme un mode alternatif de règlement des conflits, dont la primauté repose sur la considération des enjeux évalués et des intérêts quantifiés, mais comme le cadre premier d’exercice de la liberté contractuelle. Dans cette logique rigoureuse, la justice devient, non pas la référence, mais la dérogation. Cette approche valorise l’autonomie des personnes, leur compétence à s’ajuster, leur responsabilité à construire ensemble un accord qui fait sens pour elles.

La médiation, intelligence de situation et pensée augmentée

En sortant la médiation des ornières traditionnelles et restrictives, c’est une intelligence de situation, une capacité d’ajustement, qui est incitée en conscience. Cela participe d’une pensée rationnelle active, où l’être humain ne se soumet pas à une règle extérieure, mais ajuste ses repères pour retrouver du sens et de la cohérence.

Ainsi, la médiation se présente comme le champ naturel de l’exercice de la liberté de décision, de l’émergence d’une entente volontaire et de la possibilité d’une régulation relationnelle fondée sur l’intelligence humaine partagée. Le droit ne devrait intervenir qu’en cas de défaillance de cette capacité. 

Former à la structuration de la pensée relationnelle

La conséquence principale de cette approche est de former rigoureusement des médiateurs professionnels spécialistes non pas de domaines traditionnellement considérés comme les causes des différends, mais aux invariants de la conflictualité, de la dégradation relationnelle, de la restauration de la qualité relationnelle et au processus d’aide à la structuration de la pensée et à la performance de la conscience par l’usage augmenté de la raison, laquelle permet, s’il le faut, les arbitrages de l’harmonisation personnelle. C’est dans ce projet que la médiation peut apporter un véritable changement et qu’elle s’inscrit dans une évolution paradigmatique, combinée à une rupture épistémologique, c’est-à-dire un changement profond de cadre de pensée, vers une civilisation où la capacité d’ajustement prévaut sur la logique de contrainte.

La médiation n’a pas à se justifier d’exister ; c’est la justice qui devrait justifier d’être devenue nécessaire. Dans les prochaines années, ce changement de perspective va faire passer la médiation de la marge à la matrice des relations humaines.