2. La fin des métiers pseudo-intellectuels à l’expertise absolue ?

Rédigé le 17/01/2025
Jean-Louis Lascoux

Les générateurs de textes redéfinissent le rôle des professions du conseil, entre perte d’autorité et opportunité d’évolution.

L’émergence des intelligences artificielles (IA) capables de produire des textes de haute qualité bouleverse les professions fondées sur l’analyse, le diagnostic, et les recommandations. Ces métiers, historiquement bâtis sur des notions d’expertise, de spécialisation, et d’autorité, se trouvent confrontés à un double défi : intégrer ces technologies pour évoluer ou risquer de voir leur rôle se transformer, voire se réduire.

Un bouleversement des professions ordinales et du conseil

Les professions les plus impactées sont celles qui jusqu’à maintenant ont eu leur exercice rendu exclusif. Avec les IA, des bouleversements radicaux sont en cours. Les professionnels du droit, du diagnostic médical, de l’évaluation jusqu’au conseil stratégique ne vont plus être exercés de la même manière. Les arguments d’autorité ne vont plus garantir la prospérité de ces professions qui ont pu paraître incontournables dans la vie en société. Elles reposent sur des apprentissages de connaissances et la maîtrise de méthodes de raisonnement éprouvées que les IA peuvent réaliser. Déjà, ces professions sont fortement impactées. Le constat est fait : le conservatisme va avec un esprit de corps que les IA ne peuvent avoir. Les processus méthodologiques, bien qu’indispensables, tendent à figer des pratiques et à sacraliser l’autorité de l’expert. L’arrivée des IA, capables d’ingérer des volumes massifs d’information, de les analyser et de produire des recommandations structurées, remet en question ces fonctionnements.

  1. Efficacité et rapidité des IA :
    Les IA peuvent produire en quelques secondes des analyses, rapports, ou synthèses qu’un professionnel mettrait des heures, voire des jours, à rédiger. Sur tous les plans, la rentabilité est au rendez-vous, qu’il s’agisse d’une urgence ou d’une gestion à court ou long termes. Les IA intègrent de vastes bases de données, croisent des informations et identifient des corrélations invisibles à l’œil humain.
  2. Démocratisation de l’accès à l’information :
    Là où l’expertise était autrefois réservée à une élite formée et accréditée, l’IA rend certaines connaissances accessibles à un plus large public. Ce phénomène réduit la dépendance des individus à l’égard des experts traditionnels.
  3. Un rôle redistribué :
    L’IA ne supprime pas le besoin d’expertise humaine, mais en modifie la nature. Les experts pourraient devenir moins des détenteurs d’autorité que des accompagnateurs, interprètes ou auditeurs des recommandations générées par les IA.

Vers des IA enrichies en référentiels humains

L’intelligence artificielle peut également être enrichie avec des référentiels métiers spécifiques, tels que ceux de l’ingénierie relationnelle ou de la qualité relationnelle. Ces référentiels permettent aux IA de contribuer non seulement à des analyses techniques, mais aussi à des dynamiques humaines complexes, comme la résolution de conflits, l’amélioration de la qualité des interactions ou l’accompagnement dans des processus collaboratifs (l’inventaire barométrique du climat relationnel au travail – iBCRT-Nexus en est une illustration). Cette intégration ouvre de nouvelles perspectives : celle d’une IA capable de soutenir les experts dans des tâches relationnelles, tout en préservant la finesse et la profondeur des interactions humaines.

Un parallèle historique : l’évolution des pratiques de secrétariat

L’histoire des pools de dactylographes illustre bien le phénomène de l’évolution. Autrefois indispensables pour transcrire et diffuser les idées, ces secrétaires spécialisés ont vu leur rôle transformé avec la généralisation des claviers et des ordinateurs personnels. Plutôt que de disparaître complètement, la profession s’est redéfinie : les compétences en gestion de contenu, coordination, et communication ont pris le pas sur la simple maîtrise technique.

De la même manière, les métiers de l’expertise et du conseil ne disparaîtront pas. Toutefois, leur posture d’autorité incontestée sera érodée par l’accès direct aux outils et connaissances qu’offrent les IA.

Les professions menacées par une posture figée

Certaines professions pourraient résister à cette évolution en tentant de protéger leur autorité par des barrières réglementaires, des certifications complexes ou des discours alarmistes. Parmi elles :

  • Le monde médical : avec des IA capables d’analyser des images médicales, de diagnostiquer des maladies rares, ou de proposer des traitements personnalisés.
  • Le monde juridique : où des IA génèrent des analyses contractuelles, des modèles de négociation, et même des prévisions de décisions judiciaires.
  • Le monde des sondages et de la data : où des modèles d’IA croisent des bases de données massives et proposent des analyses instantanées, souvent plus précises que celles des experts traditionnels.

Ces professions risquent d’être perçues comme moins indispensables si elles ne s’adaptent pas. Leur posture d’autorité pourrait se transformer en rôle d’interprétation ou de validation des résultats produits par l’IA. La spécialisation technique et juridique devient d’autant plus limitée que la compréhension nouvelle des causes de la conflictualité, avec les processus structurés de la médiation professionnelle, modifie en profondeur l’approche des litiges et de leur résolution.  

Vers une redéfinition des notions d’expertise et d’autorité

L’arrivée des IA dans ces champs impose de repenser les notions d’expertise et d’autorité, non plus comme une simple détention de savoir, mais comme une capacité à contextualiser, interpréter et prendre des décisions éclairées.

  1. De l’expert au facilitateur :
    Les experts ne disparaîtront pas, mais leur rôle évoluera. Ils deviendront des médiateurs entre l’IA et le monde réel, aidant à interpréter les données et à mettre en œuvre les recommandations de manière adaptée au contexte.
  2. L’autorité par la relation humaine :
    Ce que l’IA ne peut pas offrir, c’est une interaction humaine authentique. L’autorité de l’expert pourrait se fonder davantage sur sa capacité à comprendre les besoins individuels et à établir une relation de confiance, plutôt que sur la simple possession de connaissances.
  3. Éthique et discernement :
    Alors que l’IA peut fournir des réponses techniques, l’humain reste indispensable pour naviguer dans les dilemmes éthiques, les incertitudes, et les questions complexes qui échappent à la logique algorithmique.

Un avenir à co-construire

L’intégration des IA dans les professions du conseil ne doit pas être perçue comme une menace, mais comme une opportunité. Ces outils peuvent libérer les experts de tâches répétitives, leur permettant de se concentrer sur des aspects plus stratégiques et humains. Toutefois, cela exige un effort d’adaptation significatif, non seulement au niveau des compétences, mais aussi dans la posture même de ces métiers.

L’expérience de la démocratisation des pratiques de secrétariat nous apprend que l’innovation technologique ne détruit pas les professions, mais les transforme. De la même manière, les métiers du conseil et de l’expertise doivent se réinventer pour rester pertinents dans un monde où l’accès à l’information et aux outils d’analyse est de plus en plus universel.

Platon voyait dans le monde des idées une réalité abstraite qui pouvait, paradoxalement, paraître plus réelle que le monde tangible. Dans ce monde des représentations, des obstacles imaginaires peuvent se transformer en vérités incontestées, comme une étendue d’eau qui semble infranchissable tant qu’on n’a pas appris à nager. L’arrivée de l’intelligence artificielle modifie cette dynamique : elle redéfinit les relations aux certitudes et invite à dépasser les limites imposées par nos représentations. Avec l’IA, les métiers du conseil doivent apprendre à naviguer dans cet univers d’idées en perpétuelle mutation, plutôt que d’y patauger avec des méthodes figées.

Accueillir le changement pour évoluer

Les IA productrices de textes représentent une rupture, mais aussi une promesse. En adoptant une posture d’évolution plutôt que de résistance, les professions centrées sur l’expertise peuvent non seulement survivre, mais prospérer dans cette nouvelle ère. L’idéal est d’accueillir plutôt que d’accepter les changements. La clé réside dans la capacité de chacun, en tant que personne, plutôt qu’en tant qu’individu faisant parti d’un corp de métier, à intégrer ces outils comme des alliés, tout en réaffirmant ce qui fait leur singularité : leur humanité, leur discernement, et leur capacité à créer du lien et de la confiance.

Les experts de demain ne seront pas ceux qui s’accrochent à leur autorité, mais ceux qui savent collaborer avec l’intelligence artificielle. Ils auront intégré des compétences de médiateurs professionnels pour répondre aux besoins d’un monde en perpétuelle transformation.